une irrépressible envie

18/03/2021

« Pas de photo, j'ai dit pas de photo, oh ! J'ai dit pas de photo, pas de photo, pas de photo !!! PAS DE PHOTO »

Face à son propre téléphone portable accroché au bout d'une perche télescopique, un pêcheur, équipé de hautes cuissardes, est planté au milieu d'une rivière. Il est plus ou moins en déséquilibre face au courant, son pied droit est bloqué entre deux pierres tant soit peu glissantes.

Cet homme hurle cette même phrase depuis environ trois minutes.

« Pas de photo, j'ai dit pas de photo, oh ! J'ai dit pas de photo, pas de photo, pas de photo !!! PAS DE PHOTO »

Bien. Il n'est pas rare pour une truite sauvage de croiser quelques énergumènes et d'éviter leurs mouches mais ce spécimen-ci n'a, pour l'instant, jamais été observé ainsi dans cet espace naturel. Il faut dire qu'en général, la truite sauvage ne fait que passer, esquiver et poursuivre son périple au gré du courant, mais les cris de ce pêcheur équipé d'une drôle de canne dépourvue de fil, de cuillère ou autre leurre, ont tout de même réussi à appâter Simone. De son œil rond et de son ouïe aguerrie, elle observe la scène à une distance toutefois respectable pour ne pas être capturée, sait-on jamais.

L'observation par une truite sauvage est une expérience visuelle et sonore à travers un volume d'eau en mouvement qui n'est pas simplissime à relayer aux humains. La suite sera donc une interprétation de ce que voit et entend la truite sauvage ; cela dit voyons ce que cela pourrait donner si tant est qu'un poisson utilise l'alphabet :

« poi fo, é i poi foooo raaaa ! é i poi fo, poi fo poi foooooo !!! POI FOOO »

Ac s pro pho tab acré bou per,

Stop.

Peu probable que ceci soit le langage d'une truite sauvage et puis, est-ce bien utile d'inventer le langage d'un poisson que lui-même n'est pas en mesure d'utiliser à l'écrit ?

Bien, poursuivons.

L'observation visuelle de Simone, la truite, pourrait être la suivante : une vue en contre-plongée d'un écran de Smartphone attaché au bout d'une canne à pêche montrant le visage grimaçant d'un homme qui se balance d'avant en arrière, de gauche à droite. Figure déformée à la manière du tableau « Le cri » d'Edward Munch. Mais sans les mains sur le visage puisqu'elles tiennent la canne. En réel mouvement puisqu'il est en déséquilibre. Le tout en couleur car la truite sauvage n'aime pas le noir et blanc, ringard et vintage.

Oui, Simone aime penser que ses écailles reflètent le soleil comme un arc-en-ciel. La truite sauvage aime briller en couleur, c'est ainsi.

L'appréciation sonore de cette scène par la truite sauvage sera en quelque sorte la même que celle décrite dès la première ligne, avec un léger décalage temporel et en plus assourdi.

Réitérons donc cette phrase façon truite sauvage à capacité humaine :

« Pas de photo, j'ai dit pas de photo, oh ! J'ai dit pas de photo, pas de photo pas de photo !!! PAS DE PHOTO »

la même phrase donc.

A partir de cette interprétation de l'observation visuelle et sonore de Simone, la truite sauvage, intriguée par un spécimen humain, nous allons maintenant pouvoir nous intéresser à cette situation originale.

Simone frétille à contre-courant pour rester en alerte car la scène a évolué le temps que nous nous intéressions à la description de l'observation de la truite sauvage.

Une autre phrase est survenue. Malheureusement, s'étant mise à notre écoute pour surveiller nos propos vis-à-vis d'elle, Simone n'a point entendu cette seconde phrase qui pourrait pourtant se révéler capitale dans la compréhension de la situation de ce pêcheur grimaçant en déséquilibre au milieu de cette rivière refusant de se prendre en photo avec son propre Smartphone perché au bout d'une canne.

Simone nous demande donc de faire moins de bruit.

Silence

Silence

Silence

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Bulles.

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Algues.

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Larves.

- Simone ? Oh oh Simone ? Que faites-vous Simone ?

Et voilà. Elle vit sa vie de poisson.

Bien. Continuons plutôt notre brouhaha car force est de constater que Simone n'est pas en mesure de rester seule très longtemps - pourtant, elle n'est pas logée dans un bocal.

Simone se déplace vers la berge car elle a aperçu sur un tapis de mousse verte, un sac de couleur marron kaki - rappel : la truite sauvage voit en couleur. Précisons qu'elle a commencé à apercevoir le sac sur la berge pendant que nous constations qu'une phrase avait été prononcée par le pêcheur sans que personne ne l'ait finalement entendue.

Elle s'approche du bord pour tenter d'obtenir un indice sur ce spécimen qui d'après elle n'est pas muet - déduction de truite sauvage - et qui semble atteint d'une forme de folie passagère - déduction d'être humain.

Elle constate que pour mieux voir cette sacoche, ne lui en déplaise, il va falloir sauter.

Un léger temps d'hésitation avant de se lancer dans cette acrobatie périlleuse lui est nécessaire car la truite sauvage sait qu'elle n'a plus la forme olympique de ses deux ans et qu'elle peut se faire repérer par d'autres spécimens humains.

HOP chplof !

Elle file se cacher derrière une roche, son petit cœur de truite bat très vite. Son œil est encore plus rond que d'habitude laissant apparaître une lueur de fierté. Pari réussi semble-t-il.

Voyons. A côté du sac marron kaki entrouvert laissant dépasser un carnet, une bouteille d'eau est érigée, bien droite, le tapis de mousse verte semble traverser le plastique et posée négligemment à côté de la sacoche, une serviette éponge rouge vient terminer ce tableau d'environ trente centimètres de haut sur vingt centimètres de large que Simone trouve très beau - dernier rappel : la truite sauvage aime les couleurs.

Le spécimen a donc prévu de boire et de se sécher - déduction de truite sauvage - il est prévoyant - déduction d'être humain. Le carnet dépassant du sac marron kaki entrouvert reste une énigme car comme nous l'avons vu plus haut, la truite sauvage ni n'écrit ni ne lit.

Revenons à notre situation originale qui a forcément évoluée le temps que nous nous intéressions à Simone qui n'a rien vu ni entendu elle-non plus puisqu'elle était beaucoup trop absorbée par sa quête d'indices sur le non-muet.

Poursuivons. Simone observe à nouveau. Le spécimen n'a quasiment pas changé de position, il est toujours en lutte contre le courant et regarde toujours en direction de son écran de téléphone au bout de la perche, par contre il ne vocifère plus. Son visage ne grimace plus. Il semblerait même vouloir esquisser un sourire car le pêcheur maîtrise maintenant le courant. Il commence alors à prendre cette posture : main gauche sur sa hanche gauche tête légèrement tournée à droite menton levé - ridicule selon la truite sauvage, qui préfère le naturel.

Toujours avec sa vue en contre-plongée, Simone s'approche du spécimen, elle souhaite voir le cadrage certainement peu maîtrisé par le pêcheur puisqu'il ne souhaite « pas de photos ». Il s'agit d'un plan selfie, aucune originalité - déduction de truite sauvage - aucune originalité - déduction d'être humain. C'est alors que Simone s'offusque car non seulement c'est affligent mais de surcroît il a choisi une version noir et blanc.

« Pas de photo, j'ai dit pas de photo, oh ! J'ai dit pas de photo, pas de photo, pas de photo !!! PAS DE PHOTO » tu m'étonnes ! Pas dans ces conditions.

La truite sauvage, soumise à une irrépressible envie, prend son élan, vise le téléphone et saute pour atteindre l'écran tactile et appuyer sur la version couleur - plus de rappel.

Hop paf.

Elle retombe dans un filet. Le spécimen énergumène mais néanmoins pêcheur traverse la rivière pour aller déposer Simone, dont les écailles étincellent de couleur au soleil, sur la serviette éponge rouge.

Clic-clac.

« Nature presque morte ». No-Kill d'une truite arc-en-ciel sur son lit rouge - en noir et blanc.

Chplof.

Simone respire, retourne se cacher derrière la roche ; son petit cœur de truite a bien failli s'arrêter. L'énergumène s'assied, boit une gorgée d'eau et consulte son « Manuel de pêche au naturel - chapitre 3 : comment piéger la truite sauvage avec son Smartphone ». Il règle à nouveau son téléphone et sa canne puis retourne se poster au milieu de la rivière.

C.M