coin-coin

18/02/2021

Armand est fatigué. Il aimerait fuir, partir loin de cette ville devenue folle pour de bon. C'est ce qu'il pense tous les matins quand il donne à manger aux canards mais au dernier morceau de pain lancé, il se résigne.

- Qui nourrirait les canards ?

Il se lève de son banc et rentre chez lui en maugréant. Ce rituel dure depuis dix ans.

Léa est angoissée. Elle aimerait fuir, partir loin de cette famille devenue abominable pour de bon. C'est ce qu'elle pense tous les soirs en rentrant du collège quand elle jette des pierres sur les canards mais au dernier caillou lancé, elle se résigne.

- Qui martyriserait les canards ?

Elle contourne le bassin et elle rentre chez elle en s'armant de courage. Ce rituel dure depuis dix jours.


La télévision hurle. Candice interpelle la concierge de l'immeuble installée derrière sa porte-fenêtre entrouverte.

- Il va devenir complètement abruti ! Et qui va devoir s'en charger après ? Et bien c'est moi. Je vous l'dis.

- Allons, voyons, tant que Monsieur Armand regarde la télé, il reste chez lui et ça lui évite de se perdre.

- En attendant, il empoisonne tout l'immeuble et j'en ai assez de me faire insulter par tous ses voisins à chaque fois que je viens pour lui. Et de toute la fratrie, je suis la seule à m'en occuper évidemment ! Vous le voyez bien, vous.

Candice fonce au bout du couloir, entre dans l'appartement et tempête :

- C'est moi... Papa... Baisse le son de la télévision !

Elle range les commissions et elle ouvre un petit carton bleu. Elle brandit un énorme casque audio. Armand, prostré dans son fauteuil, continue d'appuyer sur les touches de la télécommande en soupirant.

Candice presse le bouton de la télévision et se poste devant lui.

Silence.


Le téléphone portable connecté au baffle hurle. Encore un clip vidéo.

- Elle va finir complètement débile ta fille !

- Hé ! C'est aussi ta sœur ! T'as qu'à lui dire toi. Moi j'en ai marre ! Léa ! Baisse le son !

La mère ferme la porte de la cuisine et Mickaël fonce au bout du couloir, entre dans la chambre et hurle :

- Espèce de sale ... T'en as jamais assez ! A croire que tu cherches les emmerdes. A croire que tu aimes ça, hein ?

Léa, debout sur son lit, continue à chanter. Son frère presse le bouton de la tour de son et se poste devant elle.

Silence.


Armand quitte son appartement, la concierge soulève son rideau, il la salue. Il commence sa promenade quotidienne par le kiosque à journaux. Il lit les gros titres. Il poursuit jusqu'au café où il commande un Viandox. Il le boit en écoutant les habitués - ils parlent des gros titres. Puis il marche jusqu'au parc en évitant les excréments, les gens pressés, les pigeons. Il s'installe enfin sur son banc face au bassin. Il regarde ses canards et il se met à pleurer. L'un d'entre eux flotte, inanimé. Il le fait venir vers lui avec un bâton, le sort de l'eau et le dépose au pied d'un arbre. En l'observant de plus près, il découvre une blessure à la tête. Il se laisse envahir par la colère, serre les poings et décide de rester dans le parc, au cœur de cette ville si folle, pour punir l'assassin.


Léa est en retard. Elle traverse le parc en courant, elle évite les enfants en trottinettes, les quarantenaires en marche rapide, les vélos-charrette pouvant contenir trois enfants, elle ne doit pas manquer son bus. Elle en est à son troisième avertissement et elle ne veut plus se faire remarquer. Encore moins aujourd'hui.

Elle veut pourtant voir le canard mais elle n'en a pas le temps. Elle espère que personne ne nettoiera le bassin. Elle court. Elle est sûre qu'il sera encore là le soir-même et elle tient à assumer son acte en le regardant flotter une dernière fois. La veille, le sort du canard ayant fini de la convaincre, elle était partie précipitamment pour enfin agir.


Armand en voit passer, des gens, des enfants courant pour aller à l'école, des mamans aux poussettes encombrées, des mamies promenant leur chien, des hommes pressés, des joggeurs, des jeunes gens rentrant se coucher, un bonhomme vêtu de vert, ah ! le gardien du parc, il devrait pouvoir l'aider.

- Excusez-moi monsieur, voilà, ce matin j'ai trouvé un canard mort...

- Ça ne m'étonne pas, tout le monde leur file à bouffer. Avec l'eau, la mie de pain gonfle et ça leur fait péter l'estomac !

- Mais celui-ci a été tué. Venez voir...

- Non je n'ai pas le temps, aujourd'hui j'entretiens les pelouses, c'est demain le bassin.

L'agent repart laissant Armand bouche bée, convaincu de l'abêtissement des humains. Il se rassoit sur son banc et il attend.


Armand a mal au postérieur. Les grilles du parc ne vont pas tarder à être refermées. Il se lève et va ramasser son canard. Il se retourne et il voit une jeune fille agenouillée, ramassant des cailloux. Elle se relève, les jette violemment contre un arbre et elle se met à pleurer. Le vieil homme s'approche de Léa et lui met la main sur l'épaule. Surprise, elle le regarde et lui confie spontanément :

- Hier, j'ai tué mon frère.

Il laisse tomber son canard, il la prend dans ses bras et lui répond :

- Il y a dix ans, j'ai empoisonné ma femme.

Dorénavant ils ne seront plus jamais seuls.